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La fausse idée de relancer l'Europe par l'anglais !

La fausse idée de relancer l'Europe par l'anglais !


Les peuples tournent le dos au projet européen. Les discours en appelant aux grands principes se multiplient pour le relancer. Une exception relativement concrète est l'idée d'adopter l'anglais comme seule langue commune dans toute l'Union. Bigre ! Il y a déjà une dramatique fracture sociale et culturelle entre citoyens inégalement anglophones. C'est au contraire le plurilinguisme qui fera que les peuples se sentiront chez eux en Europe, et pour commencer à Bruxelles. 

Je fais ici la synthèse de mon expérience de chef d'entreprise dans 12 pays, de mes travaux analysant des sociétés plurilingues, et de ceux d'Avenir de la langue française et de l'Observatoire européen du plurilinguisme, organismes auxquels je participe pour les questions économiques et d'entreprise et qui sont en synergie avec de puissantes associations de plusieurs pays d'Europe.
Laissons de côté le fait qu'angliciser un peu plus l'Europe ne résoudra ni ses problèmes économiques ni son inexistence en politique extérieure, qui nous a notamment mis à la merci du président turc, et traiterai seulement des questions de langue.

L'anglais est déjà obligatoire de droit ou de fait comme première langue étrangère dans les lycées européens et est souvent introduit dès le primaire. Cela a-t-il rendu l'Europe plus populaire ? Faudrait-il de surcroit le rendre obligatoire au travail ? Certaines directions d'entreprises le font au mépris des législations nationales et cette généralisation aggraverait la fracture culturelle et sociale. Faut-il le rendre obligatoire dans les administrations avec comme objectif final d'harmoniser les réglementations ? Mais alors que dire aux élèves du primaire à qui on apprend que leur langue nationale n'est pas celle qui leur sera utile. Sa dévalorisation s'accentuera et les cultures nationales seront encore moins transmises. Plus grand-chose à perdre en la matière diront certains, et pas seulement en France. Mais est-ce une raison pour aggraver encore cette perte d'intelligence ? Et quelle serait la culture apportée par l'anglo-américain, le "réel" pas celui d'Oxford ?


« L'entre soi » et l'ignorance


Pour les peuples, l'Europe, c'est Bruxelles, c'est à dire une bureaucratie cultivant « l'entre soi » dans une langue étrangère. Mais cesser de parler anglais à Bruxelles et dans les états-majors dérange apparemment trop de monde, d'où "la solution" de faire parler anglais 450 millions de Bulgares, de Polonais, de Français ...
De deux choses l'une,
- ou bien cet « entre soi » est volontairement cultivé, comme dans beaucoup d'organisations. Souvenons-nous de l'époque où un polytechnicien ne recrutait que d'autres polytechniciens "car nous parlons la même langue",
- ou bien ces milieux économiques ont perdu le contact avec leur base : tout le monde n'a pas un pied à Londres ou fait d'études supérieures aux États-Unis !
Dans le premier cas il s'agit de faciliter des carrières et des affaires (voir "Le trésor caché de l'anglais" https://yvesmontenay.fr/2016/07/05/la-face-cachee-du-role-de-langlais-a-bruxelles/), ce qui entretient le désamour des peuples. Dans l'autre cas c'est une ignorance qui a le même effet.
Une illustration frappante de cet « entre soi » de certains cercles économiques est d'entendre : « tout le monde parle anglais, le français disparait »... sans voir que cela se limite à leur cercle et prouve leur ignorance du reste du monde.
 Ainsi, on cite des publications affirmant qu'il n'y a que 75 millions de personnes parlant français. Ce chiffre mérite d'être commenté : il s'agit des francophones de langue maternelle supposés être tous au Nord, donc non compris par exemple les Français ayant le créole ou la langue de leurs parents immigrés comme langue pratiquée au biberon, et en oubliant les dizaines de millions Africains  qui le parlent non seulement au travail, mais aussi en famille. C'est oublier également les quelque 200 millions supplémentaires qui le pratiquent quotidiennement en Afrique même si ce n'est pas leur langue maternelle et qui seront probablement 5 à 700 millions en 2050. Ces derniers chiffres sont des estimations assez vagues, puisque la seule façon de les évaluer est de se référer à un nombre d'années d'enseignement en français, dont  l'efficacité varie d'un endroit à l'autre.
 Et, pour ignorer cette importance de la francophonie africaine qui les dérange, ces mêmes milieux étrangers, et parfois français, répètent aussi, au mépris des données basiques, que notre langue freine le développement de la moitié d'Afrique, ce qui est immédiatement repris par quelques Africains voulant se faire une notoriété. On ignore que la demande mondiale d'enseignement du français est très supérieure à l'offre, cumulant une demande économique récente et une demande culturelle ancienne.
Rappelons simplement que l'Algérie et le Maroc viennent de décider de franciser l'enseignement des sciences au lycée, malgré les pressions non seulement des islamistes en faveur du maintient de l'arabe, mais aussi d'autres milieux en faveur de l'anglais, argument rejeté car « c'est le français et non l'anglais qui est massivement pratiqué dans nos pays ». Et s'il est normal que l'Angleterre et les États-Unis exercent de fortes pressions pour la promotion de leur langue, de leurs industries culturelles, et plus généralement de leur influence économique et politique, pourquoi renoncerions-nous à l'avantage concurrentiel dont nous bénéficions avec l'ensemble des pays francophones ?

Certains invoquent les raisons pratiques et la simplicité d'une langue unique. Non seulement on peut démontrer que c'est au détriment de l'équité, de l'efficacité et du sentiment européen, mais surtout l'expérience d'autres pays plurilingues va en sens inverse : la pluralité  des langues est efficace en Suisse, pays le plus moderne et le plus prospère au monde, tandis que l'anglais, langue commune en Inde n'a apporté ni l'unité ni le développement, et le français langue commune en Belgique l'a fait éclater, de même que le russe pour l'URSS.


La fiction d'une langue neutre


Les Britanniques partis, l'anglais deviendrait, dit-on, une « langue neutre » ? Cela laisserait au contraire entier les biais rapportés par le rapport Grin, au bénéfice d'un pays qui ne serait même plus membre ! Et je ne vois pas comment on pourrait effacer le fait que l'anglais est non seulement la langue d'un grand voisin, mais aussi celle des Etats-Unis. Deux pays dont l'alliance est précieuse certes, mais qui aiment imposer des vues internationales économiques et géopolitiques qui furent souvent regrettables.
Une langue vraiment neutre serait l’espéranto, qui a été conçu pour être très rapidement maîtrisé par tout locuteur d'une langue européenne. Des linguistes évoquent un substrat informatique à mettre au point, qui se déclinerait ensuite dans toutes les langues de l'Europe.


Les vertus du plurilinguisme


L'antidote à la langue de bois, de Bruxelles ou d'ailleurs, c'est le plurilinguisme et notamment la traduction, comme l'a brillamment démontré Umberto Eco. Tous ceux qui ont fait cet exercice savent à quel point c'est l'occasion de demander à l'émetteur de préciser sa pensée, et souvent de constater qu'il s'est contenté d'une formule mal définie. Pour le récepteur, c'est l'occasion de signaler que l'idée émise n'est pas forcément applicable à  une autre culture, voire que cette autre culture peut mener à des solutions plus efficaces. L'armée d'interprètes sous employés de Bruxelles serait ravie d'y contribuer !
Une autre vertu du plurilinguisme est l'équité : donner sa chance au plus compétent, éclipsé actuellement, tant à Bruxelles que dans de nombreuses entreprises, par le meilleur anglophone. Cette équité est par ailleurs génératrice d'une meilleure efficacité et un antidote au sentiment d'être gouverné par "les autres". A cette efficacité directe s'en ajoute une indirecte, la limitation de la consanguinité sociale : mieux vaut des conseils, des comités ou des réunions un peu plus difficiles à organiser car plurilingues, qu'un rejet de la diversité.
Enfin la libre concurrence des discours, des cultures et des idées correspond bien au projet libéral de l'Europe.

En conclusion,  ce n'est pas parce que le monolinguisme est simple qu'il est efficace. Il cache une inadaptation à la diversité culturelle et sociale de l'Europe, est générateur de gâchis et d'injustices, puis de rejet par les peuples. Ce que l'on voit, c'est un auditoire qui débat en anglais, ce qu'on ne voit pas, ce sont les absents, leur culture et leurs idées.
Les Français et les Allemands, dont la coopération est plus nécessaire que jamais, ont aujourd'hui l'occasion d'un grand chantier commun : restaurer le plurilinguisme à Bruxelles et y veiller dans toute l'Europe. Si l'on veut mobiliser les peuples, il faut leur parler leur langue !

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Yves Montenay a notamment publié La langue française, arme d'équilibre de la mondialisation, Les Belles Lettres, 2015.
https://yvesmontenay.fr/


 

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