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Grands Concertos Classiques pour Trompette : Hummel, Haydn, Neruda

Grands Concertos Classiques pour Trompette : Hummel, Haydn, Neruda


A l’épreuve d’une équation mathématique, le don d’ubiquité qui fait fantasmer les Hommes présents à la recherche de leur passé – ou de leur futur – semble accessible. De la Vénus d’Urbino imaginée par le Titien ou de l’Olympia de Manet, des translations cubiques de Picasso autour de Vélasquez ou Manet, quelle est l’œuvre la plus récente ou la plus ancienne ? L’intrusion de la musique d’un compositeur de la fin du XXe siècle insérée le temps d’une cadence, sorte de trou noir imaginaire réservé à la seule expression virtuose du soliste, dans un récit musical pensé deux siècles auparavant est-il si anachronique que cela ? Ce projet orchestral de Romain Leleu décline deux axes temporels : l’apogée du classicisme viennois prêt à s’élancer dans l’ère de la passion romantique face à deux compositeurs majeurs de notre temps qui ont utilisé la cadence, telle « l’œuvre ouverte » décrite par Umberto Eco. Il ne faut pas s’y tromper, ces virtuoses moments solistes contemporains ne font pas l’effet d’une moustache placée sur la Joconde, ils rappellent simplement que l’interprète qui donne cette musique du passé est ancré en son temps présent.

 

 Les Concertos de Haydn et Hummel ont ouvert une nouvelle ère pour la trompette. Assujettie à la musique de plein air, festive, guerrière ou quelques prestations en église, la trompette naturelle baroque, aux harmoniques limitées, affichait un incontestable éclat sonore mais se trouvait, du fait de ses restrictions de jeu, condamnée à être absente des pages qui présentent un tempo lent ou un caractère doux ou intimiste. Les grands virtuoses saxons de Dresde, rutilant foyer pour la trompette naturelle sur la seconde moitié du XVIIIe siècle, ont fait quelque peu mentir le propos. Surtout si l’on entend les délicats chants des rares pièces confiées à l’instrument qui sonnait la charge, la victoire ou la retraite et le premier mouvement du Concerto en Ré de Leopold Mozart (1762) reste un modèle du genre. Il faut imaginer, au moment où le général Bonaparte rêvait de conquête dans le fracas de la canonnade et de la mitraille, l’effet produit sur l’auditoire viennois du Burgtheater le 22 mars 1800 par la délicate sicilienne, second mouvement du Concerto de Joseph Haydn, chantée par la trompette d’Anton Weidinger. Les chroniqueurs relatèrent l’évènement comme d’une incroyable nouveauté. Enfin, l’instrument militaire quittait les écuries, gagnait ses lettres de noblesse et pouvait chanter à l’instar d’un gosier d’opéra. Le viennois Weidinger (1766-1852) avait commencé sa carrière de trompettiste sur le champ de bataille avant de rejoindre l’Orchestre de l’Opéra de Vienne en 1792. Devenu musicien de fosse d’orchestre, il passa plusieurs années à réfléchir sur la manière de faire progresser la facture de son instrument. C’est en observant ses collègues bois de l’Orchestre, et en s’inspirant de travaux préalables connus à Dresde dans les années 1770, qu’il eut l’idée d’insérer un système de clefs sur le corps de son instrument afin d’augmenter le nombre de notes jouables. La légende affirme qu’il mit quatre années avant d’établir un modèle de trompette doté de cinq clefs (Organisite Trompete) permettant l’exécution de mélodies et autres mouvements chromatiques. Les musicologues confirment que son proche ami et témoin de noces, Josef Haydn, acheva le dernier concerto de son entier corpus pour soliste et orchestre en 1796. Ce n’est que quatre années plus tard que fut donnée la première de cette partition révolutionnaire (en complément à une Symphonie Concertante pour mandoline, trompette, contrebasse, clavier et orchestre de Leopold Kozeluch). Bien loin des canons baroques qui faisaient briller la trompette clarino dans l’aigu, Weidinger aimait utiliser son instrument dans le registre medium. Les deux octaves présentées, le caractère plus feutré de la sonorité de ce prototype appelaient des traits mélodiques composés d’intervalles chromatiques, sans toutefois négliger l’exercice virtuose et démonstratif du Concerto. Enfin, la trompette tenait un ouvrage concertant à la hauteur des grandes partitions destinées au piano : envergure de l’architecture, du récit de forme sonate, de l’orchestration étoffée qui accompagne le soliste. Le mouvement lent noté Andante apporte l’apaisement nocturne, utilise de délicates et courbes lignes mélodiques et ose même se conclure, fait rarissime pour la trompette de ce temps, dans un chuchotement. L’enjoué Finale (Allegro) appuie sur les ludiques échanges entre le soliste et les parties de l’orchestre. Evénement unique, le soliste, au lieu de briller dans des fusées au dessus de la portée, conclut modestement l’ouvrage dans le registre grave. Malgré le succès connu lors de sa création, cet ouvrage tomba dans les oubliettes de l’histoire et ce n’est qu’en 1929 que fut donnée la résurgence du plus populaire des concertos pour trompette.

 

Autre occurrence, témoignant de la rencontre entre le virtuose « bricoleur » et un compositeur de son temps, avec le monumental Concerto a Trombe Principale, qui fut achevé en décembre 1803, par le pianiste virtuose autrichien Johann Nepomuk Hummel (1778-1837). Cette imposante figure viennoise, enfant virtuose qui débuta devant Mozart, assista à la mort de Beethoven et fut dédicataire des trois dernières sonates pour piano de Schubert, dut certainement rencontrer Weidinger lors d’une académie - traditionnel concert viennois - ou par l’entremise de Haydn. Ce n’est que quelques mois après l’achèvement de cette autre pièce capitale pour l’évolution de la trompette que Hummel fut nommé Konzertmeister à la cour des Esterhazy à Eisenstadt. Il faut souligner qu’avant de composer ce Concerto, il avait rédigé à l’attention de Weidinger un Trio pour piano, violon et trompette à clef dont le manuscrit reste égaré... Si l’ouvrage de Haydn peut être considéré tel le manifeste du parfait classicisme, la vaste partition de Hummel (le premier mouvement affiche pratiquement dix minutes !) aborde avec fougue le passionné siècle Romantique. A l’exemple de l’esprit théâtral italianisant con spirito qui accompagne le mouvement initial, la trompette présente ce caractère chantant recensé au préalable chez Haydn. Le mouvement lent Andante est un miracle du genre. Ici, le soliste monte sur la scène d’un opéra imaginaire pour un aria dramatico avec ornements, vocalises, trilles et vibrato contrôlé. Le célèbre et virtuose Rondo au caractère badin fut certainement un cauchemar technique pour les premiers trompettistes qui s’essayèrent sur cet exercice de voltige. Sur le manuscrit de l’œuvre conservé à la British Library, Hummel avait laissé vide la partie soliste, qui semble avoir été complétée après l’écriture de l’orchestre. Weidinger fut certainement un parfait conseiller dans la recherche des nouvelles possibilités instrumentales. Il faut noter, à niveau, l’épisode central si lyrique qui tempère la fougue cavalière du virtuose fait de cuivre. Le thème utilisé était bien connu des mélomanes puisque cette mélodie empruntée à l’opéra de Cherubini « Les Deux journées » triomphait alors à Vienne. Notons que c’est en 1957 que l’on retrouva trace de ce Concerto et que c’est en 1972 qu’Edward Tarr fit éditer la partition à Vienne. Le Concerto fut initialement pensé par Hummel dans la tonalité de Mi bécarre mais c’est la version « moderne » en mi bémol qui fut ici retenue par Romain Leleu. Du musicien tchèque Johann Baptist Georg Neruda (1711-1776), nous ne possédons que peu d’informations. Il fut recensé à la cour de Dresde en la fonction de violoniste et soixante-huit opus de sa plume, influencés par les écoles italiennes et de Mannheim, furent proposés au catalogue de l’éditeur Breitkopf entre 1762 et 1771. Ce concerto fut initialement composé pour corno da caccia (cor naturel) et il est plaisant de penser que sous l’impulsion d’un Maurice André, les trompettistes dépossédèrent cette pièce du répertoire des cornistes contemporains qui semblent avoir oublié l’origine première de l’ouvrage !

 

 Concernant les deux cadences contemporaines qui ponctuent l’ouvrage de Haydn, celle de Stockhausen fut composée à l’attention de son fils Markus en 1983-85 pour un enregistrement de l’œuvre dirigé par le compositeur. Après avoir livré une première cadence en 1999 pour un concert dirigé à la tête de l’Orchestre de San José (USA), c’est en 2002, à la demande du trompettiste norvégien Ole Edvard Antonsen que Penderecki révisa et compléta les cadences du Concerto, pour lesquelles il fait intervenir les deux cors de l’orchestre.

 

François Dru

 

 

 

 

 « La grande porte d’entrée du répertoire concertant ! »

 

  1. Pour votre première session avec orchestre, le choix de ce grand répertoire s’est imposé naturellement ?

 

Romain Leleu : Ces partitions de l’ère classique sont la grande porte d’entrée du répertoire concertant pour trompette. Inutile de vous préciser que les programmateurs souhaitent sans cesse ces partitions brillantes et faciles d’accès. Mais si je rechignais au départ à toujours jouer ces sempiternels tubes, j’ai finalement pris goût à ces « classiques » que je redécouvre à chaque exécution si différente, selon l’optique du chef, la sonorité des cordes ou vents. Je suis toujours surpris par la diversité des chemins stylistiques possibles afin de donner cette musique, cela tout en respectant les intentions du compositeur. Mes lectures varient au fil du temps, ont beaucoup évolué ces dernières années. Et cela ne fait que commencer ! Cette musique de l’ère classique n’est pas si figée, fixée que l’on peut le penser. On peut réfléchir sur l’articulation ou les tempi pendant des heures. Elle est absolument d’actualité.

 

  1.  En plus de la réflexion sur la manière d’interpréter le texte vient aussi l’épineuse question du choix de l’instrument. Haydn et Hummel ont écrit leur concerto en pensant spécifiquement à cet éphémère instrument de laboratoire que fut la trompette à clefs !

 

R.L. : Au passage, quel dommage que Weidinger n’ait pu convaincre un Beethoven ou un Schubert de composer pour cet instrument, on peut rêver ! En jouant ces pièces érigées par les deux viennois sur une trompette moderne à trois pistons en mi bémol, je ne peux m’empêcher de songer qu’elles furent pensées pour cet incroyable prototype joué par un virtuose unique en son temps. J’ai écouté avec respect mes collègues qui s’essayent avec courage sur cet instrument « authentique » et j’avoue être tenté d’expérimenter, à mon tour, cette trompette historique. Mais est-ce l’outil idéal pour révéler toute la richesse de ces pièces ? La mi bémol apporte une sonorité ronde, idéale pour ce répertoire. Elle se marie très bien avec la sonorité de l’orchestre classique. Je suis ancré dans mon temps présent, je suis persuadé que Haydn aurait aimé cette sonorité et l’équilibre de ses registres.

 

  1. Et concernant l’approche de ce discours musical maintenant bicentenaire ?

 

R.L. : J’ai eu de longues discussions stylistiques avec mon épouse, violoniste au Philharmonique de Radio France, qui a pu découvrir des phrasés très différents sur cette époque avec des chefs comme Koopman. Avec les musiciens russes qui ont participé à cette session, nous avions une idée très précise de l’image sonore classique viennoise. J’ai souhaité peu de vibrato, un jeu moins directif pour les vents et voulu me diriger vers une interprétation empreinte de simplicité, non sophistiquée. Les artistes russes à la sonorité si généreuse, surtout ceux issus de la Philharmonie de St Petersbourg, peuvent aussi faire preuve d’une grande délicatesse. La sonorité plus romantique de Hummel leur convient parfaitement. Ils saisissent de suite l’aspect impétueux et l’incise rythmique. Nous avons renoncé au continuo du clavecin dans Neruda, cela allait à l’inverse de ma volonté de donner ces textes anciens dans notre pleine modernité.

 

  1. Et l’intrusion des cadences contemporaines dans ces partitions si classiques ? C’est un inattendu voyage temporel ?

 

R.L. : Je souhaitais ne pas faire comme tout le monde dans ces couplages usés jusqu’au piston. La célèbre cadence de Maurice André pour le Haydn appartient à Maurice, pourquoi toujours lui emprunter ? J’ai d’abord tenu à présenter mes propres cadences. Elles sont ma signature, le prolongement naturel de ma manière de réaliser ces musiques. Je ne suis pas compositeur et au moment de réfléchir sur ce que j’allais écrire, sur les indications érudites d’Emmanuel Leduc-Barome, j’ai découvert ces exemples de compositeurs de la fin du XXe siècle qui faisaient intrusion dans la musique de la fin du XVIIIe. L’idée, assez originale, est donc venue de présenter trois versions avec trois cadences dans la même parution ! Ce fut une grande surprise que de découvrir que j’étais le premier à avoir enregistré les cadences de Penderecki ! Celles de Stockhausen sont si bien pensées : il a réglé les moindres détails, a indiqué la valeur de chaque silence avec précision. Il avait parfaitement saisi les possibilités de mon instrument, la relation avec son trompettiste de fils fut enrichissante. Comme quoi, les échanges entre instrumentistes et compositeurs sont importants, demandez à Haydn et Weidinger !

 

 

 

Romain Leleu
Trompettiste soliste

 


 

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