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Etat islamique : le terrorisme, une question géopolitique

Etat islamique : le terrorisme, une question géopolitique


Il y a 13 ans, l’effondrement des Twin Towers, à New York, démontrait aux yeux du monde la dimension stratégique que pouvait revêtir la menace terroriste. C’est toujours vrai aujourd’hui avec les jihadistes de l’Etat islamique. Mais il faut faire preuve de discernement afin de ne pas céder trop facilement à l’émotion du moment.  


En relevant, le 29 août dernier, de "substantiel" à "grave" son niveau d'alerte de sécurité, Londres a justifié sa décision par la menace terroriste représentée par les centaines de Britanniques aguerris au jihad en Irak et en Syrie. "Avec l'État islamique, nous sommes confrontés à la menace la plus grave que nous ayons jamais connue", a ainsi averti le Premier ministre David Cameron. Un point de vue partagé par son alter ego français, Manuel Valls, qui considère qu’il s’agit de "la menace la plus importante" du moment. Une inquiétude abondamment médiatisée et qui justifie le projet de loi qui sera soumis à l’assemblée nationale dans quelques jours, visant au renforcement des mesures antiterroristes. Le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, vient ainsi de déclarer à la presse qu'"avec 900 ressortissants français en Syrie, confrontés à la barbarie que l'on sait, nous sommes face à un phénomène sans précédent" (Le JDD, 31/08/2014). Un phénomène d’autant plus menaçant qu’il est en forte croissance, selon la place Beauvau. "La hausse la plus spectaculaire concerne les femmes : en février 2013, seules quatre Françaises étaient ‘impliquées’ dans une filière ; en janvier, elles étaient 70 et en août 175. Sur ce total, 60 sont parvenues à rejoindre la Syrie", précise Le Monde du 06/09/2014. Cette capacité d’attraction est sans doute la principale nouveauté du jihadisme actuel en Syrie et en Irak. Sachant qu’elle en dit sans doute davantage sur la crise identitaire et sociale de nos sociétés que sur l’Etat islamique en tant que tel.



L’EI, un "nouveau" terrorisme islamiste ?

Selon les sources disponibles, 80 à 90 % du millier de ressortissants français partis faire le jihad en Syrie auraient aujourd'hui rejoint l'Etat islamique – plutôt que le front Al Nosra affilié à la nébuleuse Al Qaïda. Parmi les pays européens, la France arrive largement en tête avec 700 recrues au sein de l’EI, suivie par le Royaume-Uni (400) et l’Allemagne (320). Il est vrai que "l'EI met à leur service son exceptionnelle logistique, qu'il s'agisse de la nourriture ou des soins, et un encadrement solide. Les autres groupes en lutte contre le régime syrien sont soucieux de ménager leurs soutiens occidentaux, si bien qu'ils refusent les étrangers ou les affectent à des tâches subalternes", explique le journaliste David Thomson, auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet (Les Français jihadistes, Les Arènes, mars 2014). La façon dont l’EI met en scène et en image ses exactions, y compris les plus barbares, rappelle que le terrorisme est avant tout un acte de communication. La propagande en ligne est indissociable des actions "militaires", sur le terrain. Comme l’écrivait dès 1969 le militant communiste brésilien Carlos Marighella dans son Manuel de guérilla urbaine : "Le propos de la terreur, c'est de terroriser". Pour être particulièrement choquantes, les vidéos macabres de la décapitation d’otages occidentaux par des membres de l’EI ne constituent pas une nouveauté : elles marquent un retour aux pratiques d'Al Qaïda après l'intervention américaine en Irak, en 2003, et à celles des islamistes tchétchènes à l’encontre de leurs prisonniers russes dans les années 1990.

A défaut de ses méthodes, est-ce par ses objectifs que l’EI constituerait une rupture par rapport à ses prédécesseurs ? Pas davantage, car l’avènement d’un contre-pouvoir opposé aux Etats en place, fusse sous la forme d’un nouvel Etat, est un but qu’ont très souvent poursuivi les mouvements politiques, idéologiques ou confessionnels violents. Au risque de s’opposer sur les voies et moyens. Dans Le Terrorisme pour les nuls (First Editions, mai 2014), Alain Bauer et Christophe Soullez esquissent une comparaison historique stimulante : "le débat qui existe entre al-Zawahiri [Al Nosra] et al-Baghdadi [Etat islamique] ressemble assez au contentieux entre Saline et Trotski sur les conditions de l’internationalisation de la révolution contre l’enracinement dans un seul pays" ! Et les auteurs de préciser : "Certes, dès qu’une organisation perd son territoire naturel elle se transforme en foyer d’exportation, mais il semble que le processus organisationnel soit pour cette fois plus conceptualisé qu’ailleurs".

Si l’EI poursuit logiquement une telle stratégie de conquête face aux Etats "impies", la principale nouveauté tient en réalité au contexte de ce nouveau terrorisme. Survenant dans des régions à la longue tradition d’instabilité, mais livrées récemment à un véritable chaos du fait d’interventions étrangères hasardeuses, l’islamisme radical peut changer d’échelle à défaut de nature, jusqu’à contribuer à la destruction d’Etats. Et le risque est sans doute plus important encore en Libye ou au Nigéria – où le chef de Boko Haram a proclamé cet été un "califat islamique" – qu’en Syrie et en Irak où finira sans doute par prévaloir le nécessaire équilibre des puissances. Entre Chiites et Sunnites en particulier.



Menace terroriste ou menace géopolitique ?

La menace sécuritaire que représenterait le retour de centaines de jihadistes aguerris dans leurs pays d’origine ne doit certes pas être prise à la légère. Pour autant, l’expérience passée et la nature même du terrorisme, a fortiori au Proche et au Moyen Orient, nous invitent à ne pas céder trop facilement aux discours anxiogènes et alarmistes. Pour contrecarrer cette menace, il faut sans doute traiter avec les protecteurs, commanditaires ou au moins fins connaisseurs des mouvements incriminés. En l'espèce, s'agissant de l'EI, avec certains États sunnites de la région. En leur faisant par exemple comprendre, par la voie diplomatique et l'intermédiaire de nos services de renseignement si nécessaire, quelles sont les limites que nous entendons fixer à leur soutien aux jihadistes transnationaux. À savoir, l'inviolabilité de notre territoire et la protection de nos citoyens.

Le résultat n’est pas acquis d’avance. La situation peut encore se dégrader si rien n’est entrepris, et l'EI comme les "jihadistes européens" échapper à la tutelle de leurs "parrains". Reste que les principales puissances sunnites n'ont pas d'intérêt - sauf éventuellement à titre d'avertissement - à faire perpétrer des attentats en France et en Europe. D’ailleurs, seuls des actes isolés sont à ce jour à déplorer, comme celui de Mehdi Nemmouche, voire de Mohammed Merah. La réponse à la menace terroriste relève donc sans doute davantage de la diplomatie, en tant que reflet de rapports de force géopolitiques toujours à construire, que de simples mesures policières.

 

Jean-François Fiorina
Directeur de l’ESC Grenoble


  
Pour aller plus loin :
"Le retour de la menace terroriste ? Un enjeu géopolitique autant que sécuritaire" (lien direct vers la note CLES n°139 sur http://notes-geopolitiques.com)
 

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