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Envisager dès maintenant le 4ème âge du digital : le post digital

digital dominique turcq


Le « digital » recouvre en réalité des réalités successives différentes de par leurs logiques et leurs implications. Il est passé de l’âge Jivaro au Big Data puis à l’Intelligence Artificielle, nous devons désormais arriver au quatrième âge, celui du post digital, sommes-nous prêts ?

Le mot digital (ou numérique pour les puristes) est à la mode, comme facteur explicatif, depuis le milieu des années 2000, de tous les maux et de tous les progrès. Auparavant on parlait d’informatique, puis d’Internet. Avec l’arrivée du smartphone, le mot digital s’est imposé. Ça tombe bien nos doigts sont encore notre principale façon d’utiliser notre nouvelle prothèse, même si la voix prend de plus en plus de place dans nos interactions avec lui. Tout le monde se digitalise, les entreprises embauchent des « Chief Digital Officers », font leur « transformation digitale ». La « révolution numérique » est en marche, une start-up qui n’aurait pas de « numérique » dans son business plan serait ringarde, une entreprise qui ne parlerait pas de sa digitalisation dans ses documents de communication envers les investisseurs ou les candidats aurait du mal, pense-t-on, à attirer des talents. Bref, le digital est partout, au point qu’on l’a transformé en mot valise contenant des réalités distinctes.

On peut distinguer trois âges du digital, correspondant à trois dynamiques technologiques différentes et aux implications spécifiques. Ces trois âges ne sont pas successifs mais additifs, on trouve en effet encore aujourd’hui beaucoup de développement du premier et du second âge, ils s’appuient les uns sur les autres comme des marches d’escaliers.



Âge Jivaro
 

Le premier âge est celui de la réduction des coûts de transaction, il a aussi été celui de la réduction des têtes. C’est un âge du soustractif.

Un coût de transaction, terme technique et économique, est un concept très simple aux implications économiques et sociologiques profondes. En très gros, le coût de transaction est tout ce qui sépare un produit ou un service de celui qui en a besoin. Tout « agent » ou tout système réussissant à réduire ce coût permet un progrès économique et offre un avantage aux utilisateurs/consommateurs. Concrètement et simplement, hier il fallait pour acheter un billet de train : aller à la gare, faire la queue devant un guichet, discuter avec l’employé, payer, prendre ses billets et rentrer chez soi. Aujourd’hui ces opérations de transaction se font depuis son interface mobile en quelques minutes. Le coût du billet n’a pas changé mais le coût de la transaction (ici plutôt exprimé en temps passé) a été réduit grâce à des agents (des Apps, des sites Internet) qui ont permis une interface facile et rapide. Hier il fallait pour trouver un taxi, ou une chambre d’hôtel, ou un appartement à louer pour une semaine, etc. passer par des agents relativement lents, souvent peu transparents quant à leur coût ou à celui de la prestation elle-même, etc. Aujourd’hui des Apps permettent de trouver plus rapidement, plus efficacement et à moindre coût ce que l’on recherche. La transaction a été soit rendue possible, soit facilitée, soit enfin créée pour certains services qui n’existaient pas auparavant.

La réduction des coûts de transaction permet de nouveaux développements économiques et l’accès à de nouveaux produits ou services. En supprimant certains intermédiaires, ou le temps que passait certaines personnes à assurer des interactions désormais devenues inutiles, cette réduction est aussi facteur de réduction d’emplois. C’est d’ailleurs cette image du digital comme réducteur d’emplois qui aujourd’hui est la plus prégnante dans l’opinion. Elle date des premiers ordinateurs qui finalement n’étaient rien d’autre que des machines à réduire le coût de transaction en automatisant ce qui demandait un travail d’intermédiation. Même un simple tableur, en réduisant le temps passé pour arriver au résultat d’une addition, et en réduisant les causes d’erreurs, est en soi une forme de réduction de coût de transaction.

Le phénomène est loin d’être nouveau, il est juste renforcé par le digital. Les chemins de fer, puis l’automobile, avaient en leur temps déjà bouleversé les proximités en raccourcissant les temps de transport (coût de transaction pour se rendre d’un point à un autre).

Les technologies digitales ont donc d’abord été des technologies de réduction des temps de dialogue et de transmission. Elles ont été transactionnelles et informationnelles puis se sont de plus en plus augmentées en incluant des moyens de paiement, des photos, des vidéos, etc. L’âge du Jivaro inclut l’informatique, Internet, la robotique, l’automatisation, le web 2.0.

Cet âge du digital est loin d’être terminé bien au contraire, les exemples de réduction des coûts de transaction par ces technologies sont nombreux. De nouveaux se présentent chaque jour. La plupart des start-up proposent de fait des réductions de coûts de transaction. Les « plateformes » sont toutes des lieux d’échange permettant de réduire les coûts de transaction en offrant une place de marché moderne où offres et demandes se rencontrent. Uber, Amazon Market Place, LeBonCoin, AirBnB, etc. en sont des exemples.



Âge du Cambrien


L’âge cambrien de la terre est celui de l’explosion du nombre des espèces. Dans le digital c’est celui de l’explosion de la quantité de données disponibles et des usages que l’on peut leur trouver.

Grâce à la multiplicité des réductions des coûts de transaction et aux données que ces dernières ont généré de par leur enregistrement, nous avons connu l’émergence du Big Data. Se sont ajoutées à ces données transactionnelles, toutes celles, encore plus nombreuses et en croissance exponentielle, fournies par les capteurs qui ont envahi notre environnement. Notre smartphone en génère à lui seul une quantité impressionnante en enregistrant nos déplacements, nos recherches sur le web, nos transactions, nos intérêts, etc.

Le Big Data, ou métadonnée pour les puristes, est une source continue d’information qui permet à des algorithmes d’identifier ou de suggérer des liens et des connexions, de permettre à de multiples produits et services basés sur l’interprétation des données de fournir des prévisions, des propositions publicitaires, des bilans de santé ou des alertes en tous genres. Nous sommes de fait à peine entrés dans cet âge car nombre d’entreprises et de services savent qu’ils ont, ou qu’ils vont avoir, à leur disposition des mines d’or de données mais ne savent pas encore bien quelles questions leur poser, quelles corrélations leur demander, quels produits ou services nouveaux en tirer. L’imagination est au pouvoir et là aussi des start-up par légions inventent chaque jour des applications nouvelles.

L’âge du Cambrien inclut le cloud et les data scientists, nouveau nom des statisticiens- algorithmiciens. Il utilise des données en général « propres » (classifiées, ordonnées, que l’on peut relativement facilement trier et exploiter).

Le Cambrien est un facteur de création de nouveaux métiers, et pas seulement pour les data scientists, car l’utilisation des données peut se démocratiser à l’aide d’algorithmes standards inclus dans des packages utilisables par de plus en plus de personnes. Ainsi le monde de la publicité sur les réseaux sociaux, de la prévision de tendances etc. a-t-il déjà créé de nombreux nouveaux métiers au cours des dernières années. Le réservoir d’emplois dépendra de l’imagination des entreprises à voir comment utiliser les données pour mieux travailler ou pour offrir de nouveaux produits.
 


Âge de l’additif


C’est en s’appuyant, notamment, sur ces données, que l’Intelligence Artificielle (IA), troisième âge du digital a pu enfin éclore, après plus de quarante ans de genèse. C’est l’âge ou les compétences vont être augmentées.

Les métadonnées permettent au rêve des statisticiens, des algorithmiciens et plus généralement des experts en IA, de se matérialiser : avoir de gigantesques échantillons sur lesquels travailler en stock (la quantité de données accumulée) et en flux (le fleuve permanent des données qui coule désormais à plein régime). Mais les algorithmes de l’IA vont plus loin, ils sont capables de travailler sur des données floues, complexes, comme de la voix, des images, des photographies, des radiographies. Enfin, l’intelligence artificielle, belle endormie depuis plus d’un demi-siècle, peut se réveiller et nous révéler ses atouts. Grâce aux données et aux instruments de l’IA on peut : mesurer et positionner plus précisément (vos performances de santé par rapport à celles de vos pairs) ; prédire des événements à partir de signaux précurseurs (Google qui prédit l’évolution d’une épidémie à partir des requêtes sur son moteur de recherche) ; offrir des services totalement innovant (comme la reconnaissance vocale, celle des visages ou des images, etc.) ; concevoir des programmes capables de jouer aux échecs ou au go qui battent des champions ; analyser, mieux que des spécialistes, des radiographies des poumons pour y déceler des signes de cancer, simuler des émotions pour des robots de compagnie pour des personnes âgées, traduire des textes, ou même des conversations, entre toutes les langues usuelles, etc. les journaux abondent de ce que l’IA va apporter à nos vies.

L’âge de l’Intelligence Artificielle est fondamentalement différent des deux âges précédents du digital. Elle n’est pas qu’une réduction des coûts de transaction ou un formidable outil statistique. L’IA va ajouter des possibilités à l’intelligence humaine là où le premier âge retirait des contraintes et le second accumulait des données. L’IA va nous augmenter, permettre à chacun d’entre nous de faire plus et mieux. Grâce à l’IA, l’opérateur de maintenance et ses lunettes de réalité augmentée branchées sur un logiciel d’analyse de pannes, entretient plus de machines avec moins de risques d’erreurs. L’automobile autonome (ou à tout le moins munie des systèmes les plus performants d’analyse de l’environnement et du comportement du conducteur) évite des accidents, prend le relais de cet animal parfois irresponsable qu’est un humain au volant. Le médecin fait plus de diagnostics, de meilleure fiabilité, à plus de patients. L’agriculteur cultive mieux, avec moins d’eau, moins d’énergie et de produits chimiques. Il n’y aura pas moins de professeurs mais beaucoup plus d’élèves pouvant suivre des cours, être corrigés, et chaque professeur pourra mieux se consacrer à chaque cas. Il y aura très bientôt moins de maladies, moins d’accidents car il y aura plus de prévention et de prédictibilité possible. Il n’y aura pas moins d’interprètes mais plus de personnes communiquant en plusieurs langues. Pour une entreprise, il sera possible de mieux prévoir et de mieux prévenir les besoins des clients, prévoir les fraudes et diminuer le coût du risque, anticiper les pannes. Elle pourra permettre à des employés peu qualifiés d’offrir des services plus complexes à plus de clients. On pourra mieux gérer les collaborateurs, là aussi en comprenant mieux leurs besoins, en gérant mieux leurs risques, par exemple en prévoyant des burnouts à venir. Des villes ou des systèmes éducatifs vont pouvoir mieux prévoir, et donc prévenir, des éléments de criminalités, des décrochages scolaires. On pourra beaucoup mieux qu’aujourd’hui réduire les spams, le phishing, les attaques de virus. On pourra, paradoxalement dans un système où il y aura de fait plus de surveillance, s’appuyer sur plus de confiance. Etc.

L’âge du digital est le royaume des algorithmiciens, du machine learning, du deep learning, du travail sur des données non organisées. C’est aussi un âge de création d’emplois dès lors que l’imagination sur ce que l’on peut faire avec ses outils dans chaque métier, voire chaque tâche, sera libérée. L’enrichissement des tâches et donc l’accès à de nouveaux métiers ou services sera considérable et dépendra là aussi de l’imagination des entrepreneurs. Il ne faut pas être algorithmicien pour se servir de Google translate. Par contre il faut avoir imaginé dans ses métiers ce en quoi ces nouveaux outils se traduisent en nouvelles opportunités. C’est une tâche de management et de stratégie, mais c’est surtout la tâche de tous.

 


Âge du post digital



Cet âge n’est pas encore arrivé, il est celui où on ne parlera plus du digital car il sera rentré dans notre nouveau normal, de la même façon qu’on ne parle quasiment plus aujourd’hui de l’électricité en tant que technologie.

Des progrès considérables continuent d’apparaître autour de l’électricité, qu’il s’agisse de sa génération, de son stockage, de sa transmission, de ses usages. Des batteries d’une innovation extrême font fonctionner nos téléphones ou nos automobiles, des éclairages nouveaux font vibrer nos villes et nos foyers, des moyens nouveaux de la produire vont probablement sauver notre planète des énergies fossiles. Pourtant on n’en parle quasiment plus car on sait qu’elle est là, qu’elle progresse. On anime moult colloques sur les progrès du digital et de son impact sur la société, le management, le monde du travail, etc. et quasiment aucun sur l’impact, dans les mêmes domaines, de l’électricité ! Bientôt on connaîtra le même phénomène avec le digital, il sera entré dans le monde des évidences même si ses trois âges antérieurs continueront à modeler notre économie et notre société. On pourra alors enfin se pencher avec attention sur les autres technologies qui vont bouleverser notre XXIe siècle et ne plus être obnubilé par l’impact du digital, finalement étroit à l’aune des nouvelles disruptions. En ce quatrième âge où le digital sera devenu le normal de notre société, nous aurons appris à vivre avec, à en apprécier les bénéfices et à nous méfier de ses abus, que nous aurons d’ailleurs par endroits limités afin justement de préserver nos distances, ce que nous appelons notre vie privée (dont le sens aura encore évolué). Parmi ces révolutions technologiques à venir, rapidement, on peut en souligner plusieurs qui vont modeler en profondeur notre société, voire nos civilisations et qui resteront probablement plus marquantes dans l’histoire de l’humanité au XXIe siècle que le digital.

La biologie, et notamment la connaissance de nos ADN va nous faire connaître notre intimité génétique à un point inégalé jusqu’à présent. Les manipulations génétiques vont nous permettre, très rapidement, de modifier certains gènes pour éviter des maladies et parfois modifier nos enfants, pour améliorer notre alimentation, pour préserver des espèces, etc.

Les neurosciences vont rendre nos décisions plus explicites et nos relations aux autres plus explicables. Elles vont parfois changer nos comportements sociaux grâce à des outils comme le nudge, ces incitations douces qui commencent déjà à tracer leur chemin dans nos sociétés (le prix Nobel d’économie de 2017 a été décerné à l’un de ses découvreurs, Richard Thaler). Les neurosciences vont aussi changer notre relation à l’apprentissage, donc au temps et à la connaissance, en permettant à notre cerveau d’acquérir plus vite et mieux plus de connaissances. Elles vont changer nos procédés de recrutement, de travail en collaboratif, nos relations d’autorité, bref notre vie sociale en général et notre vie au travail en particulier. Aux neurosciences basées sur la compréhension de notre cerveau vont aussi s’ajouter bientôt les neurosciences intrusives qui permettront la connexion physique entre nos cerveaux et des systèmes externes pour mieux voir, mieux sentir, voire, d’après certains, mieux penser et mieux se souvenir.

A ces deux technologies il faudrait bien sur ajouter l’imprimante 3D dans ses derniers développements qui ne sont encore que les prémices d’une révolution industrielle et commerciale en émergence ; les nouveaux matériaux ; les nanotechnologies ; les ordinateurs quantiques, etc. mais le lieu n’est pas à un inventaire à la Prévert des disruptions à venir. Il est seulement à réaliser qu’il nous faut changer de perspective par rapport au digital et qu’il serait bon d’aborder l’avenir comme Jules Vernes en imaginant des nouveaux futurs possibles combinant toutes les grandes innovations (dont les âges du digital) dans un nouvel écosystème, et qu’il est encore temps, puisqu’on peut les prévoir, de les rendre souhaitables.

Les deux premiers âges du digital sont passionnants à la fois par leur déroulé historique et par leurs implications concrètes actuelles et à venir, mais ils ont en partie aveuglé la capacité de nombre de dirigeants à penser au-delà, vers les autres devenir de notre société. Ces dirigeants fonctionnent souvent encore sur un mode adaptatif, réactif, pour s’assurer que leurs organisations puissent survivre dans un monde digital. Ils auraient dû y penser plus tôt. Les métadonnées, le collaboratif, les réseaux sociaux, les plates-formes transactionnelles, même l’intelligence artificielle ne sont pas nés de la dernière pluie et tous les prospectivistes et stratèges annonçaient ces changements depuis longtemps. Il est surprenant qu’il ait fallu que des GAFA et autres start-ups bouleversent des pans entiers d’industries pour que ces prévisions, pourtant peu révolutionnaires, entrent dans le concret de nombreuses organisations. Attention à ne pas renouveler ces erreurs. Pourtant c’est ce qui se passe quand on voit que la grande majorité des incubateurs ne s’intéressent qu’aux start-up digitales, et principalement à celles qui réduisent les coûts de transaction ou qui exploitent le Big Data. Le troisième âge, l’Intelligence Artificielle, est déjà une ouverture vers des futurs additifs et est en train d’exciter les imaginations. Profitons-en et que chacun soit le disrupteur de sa propre activité. L’avenir sera fait de nouvelles combinaisons qui certes utiliseront le digital comme une source « normale » d’outils et de données mais qui surtout permettront à une nouvelle société d’apparaître que nous ne percevons pas encore, notamment grâce à au développement des technologies disruptives mentionnées plus haut.

Le post digital est l’âge de tous les scientifiques, celui où ils utilisent tous les outils mentionnés plus haut ET tous les leurs pour établir des connections, faire de nouvelles découvertes et inventer des nouvelles applications. Ce sera aussi logiquement un âge de développement rapide de l’emploi, centrés autour des nouvelles valeurs à apporter dans la société.

Envisager le post-digital c’est une façon de penser essentielle qui consiste de nouveau à imaginer l’avenir et pas seulement à adapter le présent à la transformation digitale. Le Post digital c’est d’abord une véritable réflexion stratégique, prospective et imaginative à moyen terme.
 

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